PORTRAIT/ITW
Margaux Tissot : prendre racine, prendre corps

<Un portfolio journalistique signé Clémence B.>
« Si l’on considère nos pieds comme la base de nos corps, ils sont aussi le premier point de contact avec l’espace qui nous entoure »… C’est ainsi que tout a pris forme pour Margaux Tissot. Architecte et paysagiste, elle a fait de ce dialogue entre le corps et le territoire son terrain de jeu et de réflexion. Installée à Marseille depuis six ans, elle s’applique à sculpter les paysages autant qu’elle les observe, à des échelles d’intervention toujours plus nuancées. Mais avant de penser la ville, Margaux l’a d’abord dessinée. « Plus jeune, je voyais l’architecture comme un métier me permettant de mettre en application mon appétence pour le dessin ainsi que la construction ». Une vision qu’elle a peu à peu affinée, confrontée à la complexité du réel. Après huit années à façonner l’espace, son regard sur la ville s’élargit, embrassant la complexité d’un organisme vivant, tissé d’influences politiques, environnementales, démographiques et économiques, souvent insaisissables pour l’architecte seul.
La ville n’est plus seulement un cadre bâti. Elle est un flux. Elle est une matière mouvante où chacune des interactions redessine imperceptiblement le paysage. En 2021, portée par une soif de connexion plus intime avec le vivant, elle reprend des études à l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles Marseille. Elle y redécouvre le territoire autrement : non plus comme un tracé figé, mais comme un langage à écouter. Marcher, observer, sentir, dessiner… « Le corps tout entier est en éveil, et c’est une période de ma vie, personnelle, pendant laquelle je me suis recentrée sur mes ressentis et durant laquelle… je me suis remise à danser ! ». Car Margaux ne dialogue pas seulement avec les paysages, elle les habite, les traverse, les interprète. Danseuse amatrice depuis toujours, elle retrouve, auprès de Véronique Larcher (que nous avons rencontrez en page 24), spécialiste en anatomie et du mouvement dansé, une manière de prolonger sa réflexion sur l’espace par le mouvement du corps.
« Écoute tes pieds ! ». Danser l’architecture, c’est peut-être cela, au fond, la véritable quête de Margaux. Comment le corps ressent-il la ville ? Comment le paysage influence-t-il nos gestes, nos postures, notre manière d’habiter l’espace ? Son mémoire de recherche, « Danse et paysage : Un Sol Commun, Du corps en mouvement au projet de paysage », s’immerge au cœur de ces interrogations. Pour Margaux, les danseurs sont des éclaireurs, des corps sensibles capables de révéler l’hospitalité ou l’hostilité d’un lieu par le simple fait de s’y mouvoir. Elle s’inspire d’Isadora Duncan, pionnière d’une danse affranchie, en lien direct avec les sensations et l’espace, ou encore des expérimentations d’Anna et Lawrence Halprin, qui conçoivent des chorégraphies urbaines où le mouvement fait naître l’architecture.
« Ce qui me tient encore aujourd’hui le plus à cœur, c’est d’alerter sur la passivité que l’on peut tous avoir à l’égard de l’espace public ». Car oui, un espace mal pensé ne se contente pas d’être dysfonctionnel : il exclut, humilie, rend invisible. L’Hostile Architecture – ces bancs inhospitaliers, ces bords hérissés de pics, ces sols conçus pour empêcher toute station prolongée – illustre brutalement cette volonté de refuser leur liberté. À l’inverse, un espace accueillant favorise la coexistence, il devient le terreau des échanges. Cette exploration du rapport entre le corps et l’espace façonne sa manière de concevoir le paysage. Mais elle cherche à inclure également toutes les échelles de vie, du promeneur au lézard.
Or, qu’il s’agisse de l’urbanisme ou du design, tout ce qui nous entoure façonne nos mouvements. Nos corps sont continuellement modelés par leur environnement, qu’il soit bâti ou bien textile. Peut-on alors établir un parallèle entre la façon dont un vêtement sculpte la silhouette et celle dont un bâtiment façonne le mouvement de ceux qui l’habitent ? « Si l’un enveloppe le corps et influe sur sa posture, sa démarche, sa perception du monde extérieur et du regard des autres, l’autre dicte des trajectoires, impose des rythmes, conditionne la manière dont nous occupons l’espace – tous deux façonnant, à leur échelle, notre rapport au mouvement et à l’environnement ». Au fond, habiter un espace ou porter un vêtement, c’est toujours une question de mouvement.